Tes mots dans mes mains

Les techniques du théâtre d’ombres et de l’art de la marionnette explorées pour la création du « Passage secret » seront de nouveau utilisées dans la recherche de ce nouveau spectacle prévu en 2027.

Pour l’instant, j’imagine un décor mobile et des costumes qui pourront se transformer en castelets faits de tissus ou d’autres matières et dont certaines parties seront accrochées sur différents supports : des objets peints, de fausses perspectives créées par la superposition de cadres suspendus, de tables recouvertes de différentes matières (sable, liège, bois, métal, etc.) devenant les terrains de jeux sur lesquels des personnages marionnettiques évolueront. Sur ces scénographies changeantes seront projetées en ombre des couleurs, des formes animées qui nous ferons découvrir des lieux inusités en nous faisant voyager sur de grandes distances.  C’est de l’intérieur des costumes, qui deviendront parfois de véritables scénographies portatives, qu’apparaîtront et disparaîtront les protagonistes humains, végétaux et animaux, créant paysages et communautés.

 « Tes mots dans mes mains » est encore un projet pudique et personnel qui vient incarner un moment charnière de mon long cheminement artistique. À l’heure où collectivement la réconciliation et l’intégration de la diversité sont à l’honneur, je veux écrire un spectacle sur ces thèmes en m’inspirant d’un élément autobiographique qui a influencé toute ma pratique interdisciplinaire et sans doute ma fascination pour les tout-petits en plein apprentissage du langage : mon frère cadet est né sourd.

On peut dire que dans ma famille, la question de la culture sourde et de la diversité culturelle a fait partie de notre quotidien de façon très concrète et modèle encore nos rapports à l’Autre.  Comme dans chaque famille et pour tous les humains, ces réalités n’empêchent pas la maladresse, les mauvaises interprétations, les résumés de discussions bâclées, les incompréhensions, les frustrations et les aprioris qui peuvent survenir quand, par exemple, une tablée entière explose de rire à cause d’une blague qu’il faut traduire ou expliquer au plus vite pour ne pas exclure ou froisser un joueur différent. Mon frère a été éduqué dans l’oralisme sauvage des années 1960, à l’époque où les enseignants attachaient les mains des enfants sourds dans leur dos. Inutile de donner des détails sur l’évolution et la révolte de ces enfants quand, beaucoup plus tard, ce mode d’intégration a changé et qu’ils ont eu accès à la LSQ (Langue des signes québécoise) qui leur a permis de rejoindre les leurs, de s’approprier leur identité et leur culture propre.

Je veux créer un spectacle avec la collaboration des jeunes enfants sourds de l‘école alternative Gadbois située dans le quartier Villeray et celle des jeunes enfants de nouveaux arrivants de l’école Barclay, située dans le quartier Parc-Extension où la compagnie est bien implantée depuis plusieurs années. 

Aller à la rencontre, des enfants atteints de surdité, exigera l’engagement d’un interprète en LSQ qui nous accompagnera au cours des rencontres-clés de la création (médiation culturelle, représentations-laboratoires, représentations ciblées en LSQ).

Les rencontres en médiation culturelle avec tous les groupes d'enfants âgés entre 4 et 8 ans, serviront d'ancrage pour aborder les enjeux actuels de la réconciliation et de l'inclusion de la diversité. Avec la montée actuelle de l’intolérance et la polarisation sociale qui en découle, ces thèmes peuvent sembler utopiques. Pourtant nous savons tous que même les enfants en bas âge ne sont pas à l’abri des bouleversements actuels. Nous savons également que bien avant leur arrivée à l’école primaire, ils ressentent et comprennent le phénomène du racisme et de l’exclusion. C’est peut-être d’autant plus vrai pour les enfants nouvellement arrivés au Canada et les enfants atteints de surdité. 

Je suis confiante qu’avec l’aide des enfants, je pourrai créer un spectacle qui, sans maquiller la réalité, proposera un univers confortable, sécuritaire et inclusif. 

« La conversation du matin » est un petit texte de l’écrivain québécois d’origine haïtienne Danny Laferrière, tiré de son recueil « Tout bouge autour de moi. » Écrit au moment du tremblement de terre de 2010 en Haïti, ce texte illustre avec acuité la sensation que je veux développer et exposer avec cette nouvelle création. 

Alors que tous les visiteurs d’un hôtel qui va fort probablement s’écrouler ont dû se réfugier sur un terrain de tennis, l’auteur replonge dans sa propre enfance en observant la façon dont une grand-mère réconforte son petit-fils. Il dira : « Ma grand-mère m’avait arraché des griffes du dictateur en m’apprenant autre chose que la haine et l’esprit de vengeance. Cette grand-mère, pas loin de moi, est en train de substituer des images horribles par des chansons et des mythologies qu’elle tire de sa mémoire vacillante. Il ne se rappellera, un jour, que de la voix de sa grand-mère dans la douceur de l’aube ».

Avec ce spectacle, je veux donc créer une histoire-évasion qui pourra servir de refuge pour nourrir l’imaginaire, l’espérance et le courage des enfants qui comme nous tous, avec leurs petits moyens, font face aux défis de la planète et de la société actuelle. Un spectacle pour se donner la main, se rencontrer et se donner la parole !